Que vit-on lors d’une dépression ? Quelle peut être la raison pour laquelle cette maladie est tellement courante dans notre société ? Quel serait son lien avec le matérialisme ambiant ? Peut-elle apporter quelque chose de positif pour une personne, et même pour la société ? Voici en quelques pages le résultat de mes réflexions et expériences à ce sujet.
Peinture ci-contre : Jawlensky
L’article à télécharger au format PDF : Dépression et expérience du Je
L’expérience de la dépression
Philippe Labro, journaliste et écrivain a raconté sa plongée dans la dépression dans son livre Tomber sept fois, se relever huit[1]. Son récit à la fois vivant et détaillé permet de ressentir de l’intérieur ce qu’il a vécu durant les quelques mois de sa dépression, qualifiée de « situationnelle » sur le plan médical. Voici un homme d’une cinquantaine d’année qui vit à Paris, qui vient d’atteindre le sommet de sa carrière comme directeur à RTL. Il est marié, aime sa femme et ses deux enfants et il a beaucoup d’amis. D’une telle vie, beaucoup rêveraient. Peu à peu, quelque chose bascule en lui, qu’il ne le remarque pas, tout d’abord. La joie disparaît, tout devient morne et gris, vide et obscur. Cet état s’accentue par l’anxiété, des angoisses et paniques, même par rapport à des situations qu’il connaissait pourtant très bien. Avant le moindre voyage, il se met à imaginer tous les malheurs possibles. Il s’éloigne peu à peu de ses relations, parce qu’il ne se préoccupe plus que de son propre état, mais aussi parce qu’il n’en a plus les forces. Au début, il va chaque jour au bureau, mais se sent de plus en plus épuisé et il lui arrive de ressentir le besoin de dormir plusieurs fois par jour. Son état s’aggrave, il éprouve des souffrances physiques, une sensation de resserrement ; sa respiration est courte, et il ressent des douleurs au niveau de cœur. Mais les examens médicaux se révèlent négatifs, il n’a rien de particulier. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Des amis lui parlent de dépression, mais lui ne veut pas l’entendre, il devrait rapidement aller mieux. Sans cesse, il est traversé par des pensées d’autodépréciation : « tu es nul », « tu es un con », et finalement il remarque un jour qu’il est devenu incapable de sourire, incapable même d’éprouver des sentiments. Sa souffrance est immense, inexprimable, il ne peut même plus pleurer. Il se trouve enfermé dans un enfer intérieur, coupé des autres, dans une souffrance inimaginable, inexplicable.
Certaines personnes décrivent que dans la phase de dépression aigüe, elles ressentent une nausée effroyable, comme si elles se sentaient enfermées dans une sorte d’enveloppe de caoutchouc qui les coupe des autres et de la vie « normale ». Cette caractéristique se retrouve dans le roman autobiographique de Jean-Paul Sartre, La nausée, qui décrit le vécu intérieur et les réflexions d’un jeune homme dépressif. D’autres personnes évoquent l’image d’être prisonnier d’une « ganse de plâtre », dans l’incapacité d’en sortir, comme « tenu de l’extérieur ». Intérieurement, disent-elles, on sent une énergie énorme, mais on n’a pas la force de l’exprimer extérieurement ; la volonté est comme enchaînée. La pensée fonctionne très bien, très activement, mais elle tourne sur elle-même sans pouvoir se réaliser. La volonté est handicapée ; on est emprisonné dans sa pensée, dans sa tête. Le sentiment de culpabilité fait partie du tableau de la dépression. Une personne en dépression n’a plus la force de travailler, mais elle ne peut tout d’abord s’expliquer pourquoi, puisque sur le plan physique tout semble normal. Le sentiment de culpabilité est d’autant plus fort que, souvent, les personnes dépressives sont par nature particulièrement consciencieuses.
Dans les moments aigus surgit le sentiment d’être menacé de manière existentielle, que Philippe Labro décrit dans ces mots : « en moi, je sentais comme une puissance terrible, de laquelle j’aurais voulu fuir, mais dont je ne peux m’enfuir, puisque c’est moi…[2] ». À cette menace s’ajoute le vertige face à l’abîme, au gouffre et à la perte de sens : «Eh bien, voici le terme exact : l’abîme me regarde. Je suis face au gouffre de la perte de sens, au rien qui se cache derrière le pourquoi des choses. Je sens que je suis regardé par du vide et du noir, l’absence de toute humanité, de toute grâce, de toute croyance. Je ne crois plus en rien, je ne crois plus en moi[3] ». C’est comme si un autre être était là, qui le menace, qu’il décrit comme étant, dans son essence, «vide, noir, absence de toute humanité, de toute grâce, de toute croyance », qui conduit au fait qu’il ne croit plus en rien, pas même en lui-même.
La pensée du suicide
Vient un moment la pensée de mettre fin à ses jours : « Je me suis retrouvé dans la cuisine, décor rassurant dans lequel, de plus en plus souvent, je me réfugie. Mais voilà que, plus lourde et différente des attaques précédentes, une vague me submerge. Ce n’est pas l’habituelle sensation de perte de désir. C’est plus violent, plus radical. La table blanche, les murs clairs, les objets familiers, chaises, calendrier le long du frigidaire, portes des placards, théières près de l’évier, poste de radio, corbeille à pain, téléphone ont disparu de ma vision. Je ne vois plus que du noir, de l’opaque, des cloisons métalliques se ferment autour de moi. J’ai paniqué. Il y avait ce vide total, cette perte de toute perspective, toute projection dans l’immédiat, il y avait une peur absolue de tout et l’aveuglante certitude d’une absence de solution. Aucune pensée construite, aucune capacité de réfléchir à ce qui était en train de m’arriver.
Je ne peux m’asseoir, ni m’appuyer contre un mur, je ne peux que chercher du regard ce qui pourrait se trouver à portée de main et que je pourrais alors utiliser pour … pour faire quoi, au juste ? En finir ? […] Oui, c’est possible, et c’est peut-être cela qu’il faut faire. Au moins, cela arrêtera tout, ce sera une délivrance. La broyeuse ne broiera plus rien. […] Je suis pris par cette panique : que puis-je faire de moi dans la minute qui vient ? Téléphoner pour qu’on vienne à mon secours ? […] Il est étrange que je ne téléphone pas, on dirait que quelqu’un m’en empêche. Je tremble. Toutes les portes sont closes. «Finissons-en, qu’on en finisse enfin, mets fin à tout ça ! » Ce sont à peu près les seuls mots qui parlent en moi[4].» Remarquons ces mots « on dirait que quelqu’un m’en empêche », « les mots qui parlent en moi… », comme si un autre être était là, un être menaçant.
La dépression, un phénomène de société
Ce que nous venons d’évoquer, nous le connaissons par des proches ou pour l’avoir vécu nous-mêmes. La dépression est devenu un phénomène de société, une maladie qui caractérise notre époque. La France est, après le Japon, le peuple qui consomme la plus grande quantité de tranquillisants, de somnifères et anxiolytiques. On estime qu’un tiers des personnes, dans notre culture, passe par une phase dépressive qui demande un traitement[5].
Le taux de suicide, qui est directement lié à la dépression, est de plus en plus alarmant chez les jeunes, puisqu’il devient en Europe la première cause de mortalité pour les 15-35 ans, surtout pour les hommes, et cela sans compter les suicides déguisés en accidents de voiture ou autres. Aujourd’hui, il y a dans le monde une personne qui se suicide toutes les 40 secondes en moyenne. Cela montre que ce phénomène concerne bien plus que le monde médical : il concerne toute la société.
Que se passe-t-il donc pour que nous en arrivions là ? Une approche pluridisciplinaire telle que l’ethnopsychiatrie met en évidence le fait que les maladies sont en lien avec la culture. Sans être médecin, on peut comprendre qu’il existe un lien entre ce que nous pensons et ressentons, notre psychisme, et nos maladies. Quelles sont les caractéristiques de notre culture actuelle qui pourraient amener à un vécu de lourdeur, au sentiment de s’enliser, de porter un poids insurmontable, à la perte de sens, d’idéal, au repli égocentrique sur soi, à l’incapacité à se réjouir et à sourire, finalement à l’angoisse et la panique, jusqu’à la tentative de s’anéantir soi-même, de ne plus vouloir exister ?
Au tournant du 20e siècle, comme fruit d’une pensée de plus en plus rationaliste et matérialiste, Nietzsche a exprimé ce qu’un nombre de plus en plus grand d’intellectuels ressentaient : « Dieu est mort » : l’homme est seul dans le monde, dans un monde dont on ne perçoit plus que l’aspect matériel. Seule la matière peut être tenue pour vraie, réelle : ce qui ne peut pas être compté, pesé, mesuré avec des appareils de mesure physique n’est pas « objectif » ou « scientifique », et ouvre la porte à la « subjectivité », à l’illusion, aux fantasmes et au mysticisme. L’homme s’investit totalement dans un univers qui peut être contrôlé par la technique et compris par « la science », il n’accepte en lui que la part « rationnelle ». Tout ce qui relève du domaine « subjectif » – les sentiments, les aspirations, les idéaux, la pensée même – n’est que l’écume du monde matériel. Chacun de ces mots pourrait être explicité d’un point de vue philosophique, mais cela nous amènerait trop loin. Il s’agit d’essayer ici de caractériser une atmosphère spirituelle qui caractérise notre société actuelle de manière assez générale. J’utilise donc ces concepts dans le sens courant, quotidien.
La pensée matérialiste ne peut cependant pas être confondue avec l’athéisme ou l’agnosticisme. Car on peut se dire croyant, tout en comprenant le monde de manière matérialiste. À l’inverse, des personnes agnostiques ou athées peuvent présenter une ouverture d’esprit telle que l’on peut reconnaître chez elles une vision spirituelle, c’est le cas d’André Comte-Sponville par exemple.
D’autre part, il existe actuellement de nombreux scientifiques dont les recherches s’élèvent bien au-dessus de la conception simpliste que je qualifie ici de matérialiste. Notamment à partir de la physique quantique, ils laissent ouverte l’idée, ou au moins la possibilité, de la réalité de l’esprit et/ou d’une transcendance. Par contre, ce qui se répand par l’école publique et par la vulgarisation, ce sont ces idées essentiellement réductrices. Même les personnes qui restent attachés à une foi ou à un pressentiment qu’il existe autre chose que le monde de la matière, sont plongées dans cette conception du monde dès l’enfance. Il n’est pratiquement pas possible d’y échapper, et il n’y a pas non plus, je pense, à le regretter. Cela fait partie d’une évolution de la conscience humaine vers plus d’autonomie intérieure, qui passe notamment par le fait de vouloir penser le monde « sans dieu ».
Voici quelques axiomes de cette pensée que je qualifie de matérialiste : l’évolution du monde est basée sur la lutte pour la vie, la loi du plus fort. L’homme n’est qu’un animal qui, par hasard ou suivant la nécessité de s’adapter, s’est développé un peu plus que les autres. Il fonctionne à peu près comme une machine, on ne le comprend pas encore tout à fait, mais un jour, les avancées de la science permettront de tout comprendre, calculer, et on maîtrisera complètement jusqu’à la vie, que l’on pourra manipuler. La pensée est produite par la matière – le cerveau -, les sentiments par des substances chimiques, hormones et autres. L’homme est un « outil de production », une force de travail et un consommateur ; les individus sont interchangeables. La terre est une poussière dans l’univers. En fait, il faudrait encore mieux que l’homme disparaisse ou qu’il n’ait jamais existé, car il détruit la nature et la terre par la pollution. Il n’existe évidemment pas d’esprit, pas de créateur, pas de dieu, aucune transcendance ; les religions et les grands mythes ne sont que le fruit de l’imagination de l’homme qui cherche à se rassurer face à la mort et tout ce qu’il ne comprend pas (encore).
On en arrive à douter de tout, plus rien n’a de sens. D’ailleurs, le doute est préconisé, dans les écoles, dès le plus jeune âge car il faut que les enfants puissent, le plus tôt possible, développer une pensée scientifique. Il est un fait que le doute est indispensable à toute démarche scientifique : il faut pouvoir toujours remettre les évidences en question et regarder un phénomène de manière chaque fois nouvelle. Mais que se passe-t-il lorsqu’il est cultivé systématiquement dès le plus jeune âge, au moment où l’enfant a besoin de se construire intérieurement et de grandir dans une confiance en la vie ?
Si on s’identifie complètement à une telle vision, comment fonder et développer encore un idéal, un sens de la vie en général, et en particulier un sens pour la valeur de la vie individuelle ? On glisse intérieurement dans un abîme. Victor Hugo, qui est lui-même passé par de profondes phases dépressives, décrit cet abîme de l’homme qui se sent coupé de Dieu, englué dans un monde matériel obscur, en particulier dans son magistral poème « Dieu » :
Oh ! Si je trouvais Dieu ! Si je pouvais, à force
D’user ma griffe obscure à saisir cette écorce,
Déchirer l’ombre ! Voir ce front, et le voir nu !
Ôter enfin la nuit du visage inconnu !
Mais rien. Le ciel est faux, l’astre ment, l’aube est traître !
Je n’ai qu’un seul effort, je me cramponne à l’être,
Je me cramponne à Dieu dans l’ombre sans paroi …
Si Dieu n’existait pas ! – Oh ! Par moment je crois
Voir pleurer la paupière horrible de l’abîme. –
Si Dieu n’existait pas ? Si rien n’avait de cime ?
Si les gouffres n’avaient qu’une ombre au milieu d’eux ?
Oh ! Serais-je tout seul dans l’infini hideux[6] ?
S’il n’y a pas de dimension spirituelle à la vie, il n’y a plus d’idéal, plus de grandeur ; l’homme se retrouve seul dans un infini vide de sens… La pensée elle-même n’a plus de réalité, les sentiments sont trompeurs. L’homme existe-t-il seulement lui-même ? L’homme qui se plonge dans une telle perspective sombre dans un abîme intérieur, il descend en enfer. Victor Hugo l’exprime encore avec la nuance d’une nostalgie claire de Dieu – cela suppose donc que Dieu existe. Lui-même, même s’il se tenait résolument en dehors de l’Église dont il ne voyait que trop clairement les dérives, nourrissait un lien profond à Dieu, il était un homme de prière. Cependant, il ressent déjà intérieurement, personnellement, cette atmosphère spirituelle qui commence à se répandre à son époque.
Au cours du 20e siècle, le doute s’approfondit en différentes nuances. Progressivement, l’homme se sent perdu dans un univers indéchiffrable, qui perd de plus en plus son sens et qui devient absurde. Nancy Huston, dans son essai Professeurs de désespoirs[7], passe en revue un certain nombre d’auteurs[8] des 19e et 20e siècles qu’elle qualifie de « néantistes ». Elle fait remarquer que leur enfance est caractérisée par une carence affective profonde, ce qu’elle met directement en lien avec leur tendance dépressive plus ou moins prononcée. Les œuvres de ces auteurs sont baignées dans une atmosphère lourde, désespérante, dont ressort l’absurdité de la vie : il aurait mieux valu ne jamais vivre et la femme – la mère – est coupable en ce qu’elle donne naissance de nouveaux être humains ! Elle fait remarquer que les romans ou les pièces de théâtre qui présentent le côté non seulement vide, sombre, mais aussi absurde et abject de l’être humain, jouent sur une certaine complaisance ; on les lit, parce qu’ils sont à la mode, alors qu’ils décrivent une philosophie de vie à l’opposé des valeurs que nous défendons en général dans la vie. Vu l’enfance et la jeunesse de ces auteurs, dit-elle, on peut comprendre d’un point de vue psychologique qu’ils en soient arrivés là. Mais pourquoi, se demande-t-elle, trouve-t-on ces œuvres tellement « intéressantes », pourquoi les porte-t-on aux nues alors qu’elles sont le reflet d’une tendance maladive, cynique, suicidaire ? Comment expliquer ce phénomène de mode ?
Sans doute ces auteurs sont-ils le reflet, voire la caricature, de cette atmosphère qui découle d’une pensée matérialiste. Ils ont dépassé le désespoir exprimé par exemple par Victor Hugo pour tomber dans le fond de l’absurde, du néant et d’un cynisme débridé. Dans cet extrait d’une pièce de Sarah Kane, Les anéantis, s’exprime l’extrémité que l’on trouve dans ces œuvres. Ian, un homme de 45 ans, demande à Cate, une jeune femme, de l’aider à se tuer :
Cate. C’est nul de se tuer.
Ian. Non, ce n’est pas mal.
Cate. Dieu n’aimerait pas.
Ian. Il n’y en a pas.
Cate. Comment tu sais ?
Ian. Pas de Dieu, pas de Père Noël. Pas de fées. Pas de forêt enchanté. Rien, putain de rien.
Cate. Il faut qu’il y ait quelque chose.
Ian. Pourquoi ?
Cate. Sinon cela n’a pas de sens.
Ian. Putain, sois pas idiote, de toutes façons ça n’a pas de sens. Aucune raison qu’il y ait un Dieu, uniquement parce que ce serait mieux s’il y en avait un.
Cet extrait évoque encore la possibilité d’un Dieu. Le début du roman de Michel Houllebecq, Plateforme, révèle crument la profondeur du cynisme auquel on peut arriver actuellement : « Mon père est mort il y a un an. Je ne crois pas à cette théorie selon laquelle on devient réellement adulte à la mort de ses parents ; on ne devient jamais réellement adulte. Devant le cercueil du vieillard, des pensées déplaisantes me sont venues. Il avait profité de la vie, le vieux salaud ; il s’était démerdé comme un chef. T’as eu des gosses, mon con… me dis-je avec entrain ; t’as fourré ta grosse bite dans la chatte à ma mère. Enfin j’étais un peu tendu, c’est certain ; ce n’est pas tous les jours qu’on a des morts dans sa famille. J’avais refusé de voir le cadavre. J’ai quarante ans, j’ai déjà eu l’occasion de voir des cadavres ; maintenant, je préfère éviter. C’est ce qui m’a toujours retenu d’acheter un animal domestique. Je ne me suis pas marié, non plus. J’en ai eu l’occasion, plusieurs fois ; mais à chaque fois j’ai décliné. Pourtant, j’aime bien les femmes. C’est un peu un regret, dans ma vie, le célibat. C’est surtout gênant pour les vacances, Les gens se méfient des hommes seuls en vacances, à partir d’un certain âge : ils supposent chez eux beaucoup d’égoïsme et sans doute un peu de vice ; je ne peux pas leur donner tort. »
Michel Houllebecq révèle de manière provocante qu’avec la vision matérialiste et individualiste, nous allons droit au mur.
Cette atmosphère matérialiste, ou plutôt ce vide d’atmosphère, aboutit finalement à un univers cauchemardesque, un enfer. L’homme plonge dans un enfer, dont il veut fuir en mettant fin à ses jours.
Qu’est-ce que l’enfer ?
Lorsque l’on décrit la dépression, le mot « enfer » vient spontanément aux lèvres. Le mot vient du latin inferus, « ce qui se trouve au-dessous ». Pour les anciens hébreux, le Schéol était ce monde d’en bas, sous la terre. C’était le lieu où descendaient les morts, sans distinction entre les bons et les mauvais. Peu à peu, l’idée de damnation a été liée à ce monde, jusqu’à l’époque du Nouveau testament où l’on parle de la Géhenne, lieu où sont précipités les morts qui ne méritent pas de sépulture décente, en référence à une vallée encaissée située à Jérusalem. Dans les ténèbres profondes de la Géhenne brûle un feu ardent qui ne donne cependant aucune lumière.
Chez les anciens Grecs, l’Hadès – Hadès est à la fois le lieu et le maître de ce royaume – est froid et ténébreux, mais c’est aussi le lieu du renouvellement de la vie, là où germent les plantes. C’est un lieu invisible, très riche, contenant de précieux gisements, mais sans issue, sauf pour ceux qui croyaient à la réincarnation. Les défunts y erraient, perdus dans les ténèbres et le froid, tourmentés par des monstres et des démons.
Dans la tradition chrétienne, l’enfer est le lieu ou l’état de l’homme « coupé de Dieu ». Selon la vision catholique, l’enfer peut être éternel : « Mourir en péché mortel sans s’en être repenti et sans accueillir l’amour miséricordieux de Dieu, signifie demeurer séparé de Lui pour toujours par notre propre choix libre. Et c’est cet état d’auto exclusion définitive de la communion avec Dieu et avec les bienheureux qu’on désigne par le mot enfer [9]». De nombreuses peintures expriment l’imagerie populaire, traditionnelle de l’enfer : on y voit des hommes et femmes nus, complètement vulnérables, précipités dans un univers ténébreux et purement minéral. Des démons causent des tourments sans fins à leurs proies, en particulier le supplice du feu.
L’enfer en tant qu’expérience psychique
Les tourments propres à l’enfer sont les mêmes, mot pour mot, que ce qui est décrit par une personne qui souffre de dépression quant à son vécu psychique.
Un lieu sous de la terre. La personne se sent écrasée, d’impuissante, submergée, engluée.
Prison. La personne se sent privée de possibilité de mouvement et de liberté.
Ténèbres. Elle est plongée dans la confusion, l’aveuglement, menacée par l’inconscience et la perte de la raison.
Solitude. Le sentiment de solitude vient s’ajouter à cet écrasement, une solitude glacée.
Êtres diaboliques. Perception d’être menacé par des êtres néfastes qui guettent pour s’emparer de soi pour torturer et la détruire. Tourments. Anxiété, angoisse, panique.
Damnation éternelle. Dans les moments aigus d’angoisse, la personne n’entrevoit aucune issue, aucune lumière dans cette confusion, aucun espoir de s’en sortir. Cet état est perçu comme étant infini, sans espoir d’amélioration.
« Seconde mort ». La personne perçoit la possibilité effroyable de la mort intérieure, mort de l’âme, négation de l’être et l’individualité, la « seconde mort » évoqué dans le livre de l’Apocalypse de Jean.
Voici des poèmes laconiques écrits en 2002 par une jeune femme, Léona Flurschütz, lors d’une grave dépression :
24.9.2002
Moi
où suis-je ?
nullité errante
qui tombe en absence de poussière
loin du monde
angoisse
ombre de spectre
l’apparition fantomatique de toi-même
moi
angoisse
où suis-je ?
Alors qu’elle commençait à émerger, voici comment elle a décrit rétrospectivement son état antérieur :
C’est
comme d’être enterré
vivant
si vide
si sombre
ainsi toujours et éternellement
sans espoir
ténèbres
et souffrance
Ces trois domaines – dépression, vision matérialiste et enfer – appartiennent à un même monde intérieur. Cependant il ne faudrait pas établir trop rapidement des liens de causalité. Il n’est pas dit qu’une personne qui a une foi profonde, une ouverture spirituelle, ne puisse être dépressive ; l’expérience prouve le contraire. À l’inverse, il n’est pas établi non plus qu’une personne qui cultive une pensée matérialiste soit plus sujette à la dépression.
Quelle issue à l’enfer de la dépression ?
Qu’est-ce qui permet de sortir de l’abîme de la dépression ? Au moment où Philippe Labro a été saisi par la pensée de mettre fin à ses jours, au plus profond de l’angoisse et du désarroi, alors qu’il se sentait comme emprisonné par une force extérieure à lui-même, il est détourné de l’acte décisif par le fait qu’à un étage supérieur de l’immeuble en face, des lumières s’allument, signes d’une présence humaine. Il voit alors le visage de ses enfants, de sa femme, et il réalise enfin que quelque chose ne va pas en lui. Il accepte de se faire traiter, il reconnaît qu’il a une dépression. Il se laisser hospitaliser afin de réaliser différents examens, sans pourtant les prendre au sérieux. À nouveau, il s’enlise. Jusqu’au jour où, par de petits faits quotidiens de la vie de l’hôpital – des patients rentrent notamment subitement dans sa chambre – , il a comme un nouveau réveil intérieur : « Ca ne va pas durer longtemps, ce cirque. Tu vas passer les tests et te tailler d’ici, vite fait[10]. »
C’est donc par un sursaut de dignité, de respect de soi – l’inverse de l’auto dépréciation – qu’il progresse : « Je ne m’en suis pas aperçu sur le champ, ce n’est qu’aujourd’hui, quand je me remémore ce court passage dans cet hôpital, que je peux discerner le premier balbutiement de volonté venu de moi ».
Quand il sera guéri, après dix mois de souffrance, il exprime ce qui l’a aidé. D’abord l’amour de ses proches : « A comme amour, A comme amitié. J’ai été aimé, j’ai été aidé ». Ensuite, la médecine et les médicaments et la thérapie, le travail de prise de conscience, par la parole, pour « démasquer » les forces inconscientes. Il fait un retour sur lui-même et s’aperçoit peu à peu qu’il a voulu et accepté le poste de direction à RTL alors qu’il avait aussi d’autres aspirations, en particulier celle d’un travail plus créatif, d’écrivain, de journaliste. Le poste de direction – qui flattait son orgueil – l’obligeait à renoncer à cette part de créativité dont il avait profondément besoin pour vivre. Il y avait aussi, écrit-il : « d’autres ressorts, mystérieux, insondables, dont on ne comprend jamais assez l’importance. [..] Il y a au fond de nous, dans les couches sédimentaires de notre identité, une capacité de volonté, un noyau dur de respect de soi, une notion de dignité qui n’est pas éloignée de l’orgueil, la fierté d’être ce qu’on est. […]» (p. 180).
Dans cette situation extrême, il a ressenti cette force intime, individuelle, qui lui a donné le ressort, la volonté de la guérison. Il s’agit d’une dimension profonde, dont les lois n’ont rien à voir avec les lois physiques qui régissent la matière, qui n’a rien à voir avec la rationalité. L’homme touche, dans une telle expérience, sa part d’être impondérable mais essentielle et d’une importance existentielle, vitale. Cette perception a lieu dans ce domaine, cette part en nous – que l’on peut appeler « Je » – qui peut aimer, espérer, ressentir des idéaux, qui peut aussi se ressentir comme une individualité.
Dans sa descente aux enfers, Philippe Labro perçoit donc finalement la source pure de son noyau individuel et l’importance vitale de l’amour. Il ne les nomme pas autrement, restant dans une vision athée, mais l’expérience est là : la rencontre avec l’être de l’amour, celui qui permet de se retrouver soi-même. Ensuite, peu à peu, il retrouve le goût de vivre. Sa première surprise : la confiture de sa tartine a du goût. Il habite à nouveau ses sens. Puis il peut à nouveau s’intéresser aux autres, sourire, ne plus être centré exclusivement sur lui-même, se réjouir de petites choses : le calme, les oiseaux qui chantent, les bruits de la vie quotidienne, il a de nouveau les forces de travailler, de créer.
« La descente aux enfers »
Des légendes chrétiennes décrivent comment, « au tournant des âges », les verrous qui scellaient les portes de l’enfer ont sauté, y laissant pénétrer la lumière éclatante du « Roi de gloire », le Christ ressuscité. On trouve quelques allusions ou représentations picturales de ce qui est tantôt appelé « La descente aux limbes », tantôt « La descente aux enfers » dans la tradition. Dans le Nouveau testament ne se trouvent que quelques allusions laconiques à la descente du Christ aux enfers. C’est pourtant l’événement central du samedi saint[11]. L’allusion la plus claire se trouve dans l’Apocalypse de Jean, au premier chapitre, verset 18, quand « le Fils de l’homme » – le Christ » dit : “Je fus mort, et voici, je suis vivant pour les siècles des siècles, et je tiens les clés de la mort et de l’Hadès”.
C’est dans les évangiles apocryphes que se trouvent des récits plus détaillés de la descente du Christ aux enfers, en particulier dans les « Actes de Pilate »[12]. Ces Actes, plus tard appelés « Évangile de Nicodème », se composent de deux parties tardivement rattachées l’une à l’autre. Vraisemblablement écrits au 4e siècle, ils se baseraient sur des écrits plus anciens. C’est Ananias, un soldat romain converti qui dit avoir écrit ces actes, à partir de documents en hébreu écrits par Nicodème.
Dans un langage imagé et non sans humour, l’auteur présente le témoignage de deux des « Saints » qui sont sortis de leurs tombeaux, les fils jumeaux de Siméon. Comme tous les morts depuis les origines, ceux-ci se trouvaient dans les enfers – ou les limbes. Plongés dans l’obscurité, ne pouvant donc se percevoir les uns les autres, voici qu’au milieu de la nuit, ils voient une lumière aussi vive que le soleil qui perce les ténèbres ; le premier effet en est qu’ils peuvent se voir les uns les autres. Toute la foule des hommes morts depuis le début du monde y est rassemblée, depuis Adam jusqu’à Jean le Baptiste, en passant par les patriarches et les prophètes. Isaïe s’écrie qu’il reconnaît la lumière qu’il avait annoncée : « le peuple assis dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ». Jean le Baptiste reconnaît aussi la venue imminente de celui qu’il annonçait. Adam raconte comment il attend ce jour, qui sera celui de sa guérison par l’huile de l’arbre de la miséricorde, qui n’est possible que grâce à la venue de celui « qui les guérira de toute langueur ». Comme tous frémissent d’allégresse de ce que cette heure de délivrance soit enfin venue, Hadès et Satan s’inquiètent et tiennent conseil pour savoir comment faire face à cette situation.
L’enfer, c’est Hadès qui est maître de ce royaume sur lequel il règne avec Satan. Hadès est appelé par Satan lui-même : « Oh enfer, gueule toujours béante ; toi le glouton l’éternel affamé ». Le parallélisme avec le monde des viscères, siège de l’inconscient, des peurs et des angoisses, est frappant. Alors que les prisonniers de l’enfer se réjouissent, Hadès se plaint « Tous ceux que j’ai engloutis depuis le commencement, je les sens bien agités, et j’en ai le ventre tout endolori ! ». Hadès réalise tout de suite qu’ils ont affaire à un adversaire de taille, tandis que Satan tente de le faire passer pour un homme, sans plus. Il sait que, si ce roi de gloire parvient dans son royaume, il ne restera plus un seul trépassé en son pouvoir. Satan sort pour tenter de le combattre, tandis qu’Hadès donne l’ordre de fermer les portes de bronze, pousser les barres de fer et renforcer les verrous, avec une surveillance sans relâche.
Cependant, les captifs se rebellent, et ils éclatent en invectives « Glouton éternel, ouvre donc et laisse entrer le roi de gloire ! ». La voix à nouveau retentit : ouvrez vos portes ! En entendant cette parole pour la seconde fois, Hadès demande, comme s’il ne savait pas de qui il s’agit : « Quel est ce roi de gloire ? » Des messagers lui dirent : « C’est le Seigneur le fort, le vaillant, le Seigneur vaillant des combats. » À peine avaient-ils prononcé ces mots que les portes de bronze se fracassent, et les barres de fer se rompent et tous les morts sont déliés des chaînes qui les retenaient. Le roi de gloire entre « sous l’aspect d’un homme », et les ténèbres de l’enfer deviennent éblouissantes.
Aussitôt Hadès crie : « Nous sommes vaincus ! Malheur à nous ! Mais qui es-tu donc, toi qui possèdes une telle puissance et un tel empire ? Qui es-tu, toi qui es venu ici exempt de faute ? Toi qui parais petit et réalises de grandes choses, toi qui es humble et sublime, esclave et maître, soldat et roi, toi qui commandes aux morts et aux vivants ? Tu fus cloué en croix et déposé au tombeau, et te voilà soudain libre et tu as anéanti notre royaume. Es-tu ce Jésus, dont Satan, notre chef suprême, nous a parlé, nous disant que la croix et la mort te feraient hériter le monde entier ? ».
Alors le Roi de gloire empoigne le chef suprême, Satan, par le sommet de la tête et le livre aux anges, disant : « Mettez-lui des chaînes aux mains et aux pieds, au cou et à la bouche». Puis, le donnant à Hadès, il dit : « Prends-le et surveille-le étroitement jusqu’à mon retour. » Ensuite, il saisit Adam et le ressuscite et, se tournant vers tous les autres captifs, il dit « Venez avec moi, vous tous qui devez votre mort au bois que celui-ci a touché. Car voici, je vous relève tous par le bois de la croix ! ». Après les avoir marqué du signe de la croix, « d’un bond », il les fait tous sortir de l’enfer et les mène au paradis. Les menant par la main, il les confie à l’archange Michaël.
Peinture ci-contre : Martin Schongauer, retable – Musée Unterlinden, Colmar –
L’amour et la conscience, forces de résurrection
Ces images, qui d’un premier abord paraissent enfantines, renvoient à des réalités très profondes. L’enfer est en nous, « en dessous », dans la part inconsciente de notre être, en lien avec le monde des viscères, siège des angoisses, des pulsions et des instincts. On dit en parlant de la peur ou de la passion : « être saisi aux tripes ». C’est un domaine qui échappe à la conscience. La psychanalyse a mis en lumière des forces que nous préférons ne pas nous avouer, les pulsions de puissance et de la sexualité. Ces pulsions sont des forces vitales, indispensables pour la vie humaine : dirigées par la conscience, elles soutiennent la vie par l’instinct de conservation, le sentiment de dignité, la possibilité d’aimer. Par contre, quand elles prennent le dessus de manière incontrôlée, elles conduisent à l’isolement, détruisent et tuent. L’enjeu est donc de les maîtriser.
Dans certaines situations de la vie, le royaume de l’inconscient fait soudain irruption dans la vie de sentiments, déjà plus consciente, sans préparation suffisante C’est ce qui se passe notamment lors d’une dépression. Ceci provoque des angoisses, des souffrances qui peuvent devenir insoutenables et qui rendent vulnérables, prisonniers : Satan, le prince des ténèbres, et Hadès, le maître de la mort, nous tiennent en leur pouvoir. La Descente aux enfers décrit de manière symbolique la lutte permanente menée dans le travail de connaissance de soi. Ce travail amène une guérison : l’esprit de l’homme vient éclairer la part d’inconscient qui, sans cela, prend le dessus à notre insu. Une fois conscientes, ces pulsions commencent à pouvoir être maîtrisées, « enchaînées ». Au lieu de nous dominer elles redeviennent des forces primordiales, vitales que nous pouvons utiliser de manière positive.
La connaissance de soi commence par un travail très simple. Par exemple, le soir, en regardant sa journée de manière rétrospective, on peut passer en revue certaines de nos réactions, en tâchant d’en déceler les mobiles profonds. Quand je me suis énervé ou fâché aujourd’hui, qu’est-ce qui m’animait ? Avais-je peur de perdre un certain pouvoir sur l’autre ? Peur de ne plus être aimé ? Le simple fait de le remarquer, d’en devenir conscient, permet déjà d’évoluer. Un certain malaise vient pour nous indiquer que quelque chose ne va pas : nous avons mauvaise conscience, nous nous sentons mal quand nos pulsions (inconscientes) ont pris le dessus. Dans ce cas, les sentiments sont souvent de bons indicateurs.
Dans un échange chaleureux et ouvert, que ce soit avec un ami ou un thérapeute, la parole permet de mettre en lumière des niveaux inconscients de l’être. Ceci est l’essence même de la psychanalyse[13]. Or qui est l’être de la parole dans son essence même, sinon celui que Jean a nommé « le Logos[14] » ? « En l’origine était le Verbe » ; le Logos est la lumière des hommes – et tout est advenu par Lui[15]. Le Christ, le Logos – ou « le Verbe » vient éclairer de sa lumière les ténèbres de l’enfer, de l’inconscient. Le Verbe est force de conscience, il est lumière. Il est la force de résurrection qui permet de sortir de l’obscurité et du royaume de la mort. Le Logos, pour les anciens Grecs, est aussi celui qui donne un sens à l’univers, à l’humain, à la vie individuelle. Donner du sens « éclaire ». « Connais-toi toi-même », voilà résumé ce travail de conscience. Ce qui, en nous, dit « Je suis » de manière souveraine domine les pulsions qui, lorsqu’elles prennent le pouvoir, deviennent destructrices mais qui, bien dirigées permettent une vie plus intense.
Depuis que l’Être divin, le Logos a traversé lui-même le domaine de la mort, l’homme peut le percevoir directement au plus profond de l’expérience de l’enfer. Sa présence ne se manifeste pas nécessairement comme une lumière éclatante, triomphante, tel que c’est décrit symboliquement dans les Actes de Pilate. Le plus souvent, cette lumière est discrète et ne s’impose pas, de l’ordre de ce que Philippe Labro désigne comme la perception du « noyau de respect de soi ». Philippe Labro amène l’image d’un « petit chat » pour évoquer cette expérience du Je précieuse et discrète – les réalités les plus profondes sont difficilement exprimables autrement que par des images – : « votre guérison est invisible, inaudible. Elle arrive à tout petit pas sur les toutes petites pattes d’un tout petit chat, on ne l’entend pas venir. Mais si on ne l’entend pas, on le perçoit, on le devine, on le renifle. Il est juste derrière vous, sur le plancher, le tapis ou la moquette. Il est minuscule, le chat, et sa robe, lorsqu’elle effleure le fauteuil ou les pieds du canapé, fait comme un bruit de soie qui plie sous le souffle du vent, comme l’ouverture des ailes d’une colombe, cette colombe dont les pattes, elles aussi, selon Nietzsche, annoncent l’arrivée des révolutions. Si vous avez crû discerner le murmure assourdi des pattes du petit chat, ne l’oubliez pas[16] ».
Léona Flurschütz avait affiché dans sa chambre d’hôpital la reproduction d’une peinture de Jawlensky, l’un de ses visages du Christ. Au moment où la pensée de mettre fin à ses jours l’obsédait, alors que son regard était posé sur cette image, un jour elle perçut intérieurement la question : « M’aimes-tu ? » . Cette question revenait toujours et à nouveau. Léona Flurschütz a reconnu que cette simple question lui a donné la force de résister au suicide. Elle a été le point d’ancrage de sa remontée vers la guérison. Dans cette question, elle a pu renouer une relation avec le Christ, ou plutôt, elle a senti qu’Il venait vers elle. Voici un poème qu’elle a écrit lors de ce moment, encore fragile, de remontée, :
Tristesse profonde
profonde
si profonde
âme morte
qui T’appelle
vie
vie
Tu me considères
vie
je vis
parce que Tu
m’aimes
L’isolement, qui est aussi une caractéristique de l’enfer, est rompu. Chez Philippe Labro, ce qui a amorcé la guérison a été l’image de sa femme et de ses enfants. Le mot « amour » est difficile à utiliser, mais dans ce cas, il est évident qu’il s’agit de l’amour comme force de vie. Cette force, là aussi, discrète – penser à sa femme et ses enfants – lui a donné le sursaut de reconnaître qu’il avait besoin d’aide. Le regard de celui qui m’aime me rend précieux, digne d’exister. Quand je me sens aimé, je peux m’accepter tel que je suis, avec mes faiblesses, j’ose franchir cette frontière au-delà de laquelle je me sens vulnérable, car faillible, pour plonger dans le domaine des pulsions plus inconscientes, là où j’ai à faire un travail sur moi-même. Or, dit aussi la lettre de Jean, « Dieu est amour ». Là où vit un amour véritable, on peut aussi dire que l’on rencontre le Christ, qui est en même temps celui qui éveille la lumière de la conscience.
La remontée
Après avoir touché le fond du gouffre et de l’obscurité commence la remontée. Certaines personnes expriment après une dépression, que non seulement elles guérissent, mais que leur vie s’est enrichie, élargie, si bien que l’épreuve a été une étape de croissance spirituelle. Voici comment Philippe Labro l’exprime : « Il existe une indescriptible allégresse intérieure à ressentir que votre volonté l’a emporté sur votre démon et que l’estime de soi est revenue, que vous en savez un peu plus sur vous-même. Et que ce nouveau savoir constitue une force. Puisque, au-delà de l’estime de soi, vient poindre, comme une lumière pour définitivement tuer la nuit, la maîtrise de soi[17]. » La maîtrise de soi… une expérience du Je qui rejoint une expérience spirituelle essentielle – exprimée ici de manière non religieuse.
Comme nous l’avons déjà évoqué, Jean-Paul Sartres était lui-même profondément dépressif. Il a dû au moins pressentir cette remontée, c’est en tout cas le sentiment que l’on peut avoir en lisant dans « Les mouches » la phrase qu’il fait dire à l’un de ses personnages : « La vie humaine commence de l’autre côté du désespoir[18]. »
Par rapport à une croissance spirituelle, je peux encore évoquer le témoignage d’une connaissance qui était en profonde dépression – elle n’était pas croyante non plus. Un soir de Noël, elle passait la soirée seul chez elle, prostrée dans son lit, au fond du désespoir. C’est alors qu’elle a ressenti intérieurement qu’elle s’élevait et « s’éloignait de la terre », et elle s’est sentie « en Dieu » : « il était en moi et j’étais en lui ». Cette expérience a radicalement bouleversé ses valeurs, une nouvelle vie a commencé pour elle. Plus tard seulement, elle a réalisé qu’elle retrouvait son vécu exprimé, mot pour mot, dans l’évangile de Jean[19]. La dimension spirituelle de la vie et du monde était devenue pour elle, non une simple « croyance » au sens d’une vérité que l’on accepte sans la comprendre ou la réaliser profondément, mais une expérience.
Conclusion
Actuellement, un grand nombre de personnes vivent l’expérience d’une « descente aux enfers », au sens très large d’une épreuve par la maladie ou la confrontation avec la mort. Certaines ne trouvent pas d’autre issue que de se prendre la vie ou de s’enfoncer dans le désespoir ou le cynisme. D’autres, un grand nombre, témoignent d’une expérience fondamentale qui a été à l’origine d’une vie plus haute, d’une redécouverte des valeurs fondamentales et de la spiritualité. Hadès, l’enfer selon les anciens Grecs, est aussi le lieu du renouvellement de la vie, là où germent les plantes.
Une nouvelle réalité s’ouvre, une expérience personnelle de la dimension spirituelle, une perception du Je intangible et éternel. Ce que j’appelle « la foi ». Certaines personnes y reconnaissent la rencontre avec l’Être divin, le Christ, qui est le Je de toute l’humanité.
Un nombre de plus en plus grand de personnes expérimentent ainsi personnellement la dimension spirituelle de la vie. Elles font évoluer la société dans son ensemble, car leurs nouvelles valeurs les amènent à poser des choix de vie nouveaux. La dépression, cette maladie caractéristique d’une société matérialiste et athée, deviendrait-t-elle de manière surprenante une porte qui, en ouvrant à une dimension spirituelle, permettrait un dépassement de la vision matérialiste elle-même ?
[1] Philippe Labro, Tomber sept fois, se relever huit, Editions Folio
[2] Tomber sept fois, se relever, huit, p 45.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p 75-77
[5] Pour la France, voir par exemple http://www.la-depression.org/index.php/comprendre-la-depression/la-depression-en-chiffre/
[6] Victor Hugo, Dieu
[7] Actes Sud
[8] Wittegenstein, Arthur Schopenhauer, Samuel Beckett, Emil Cioran, Jean Améry, Charlotte DelboImre Kertesz, Thomas Bernhard, Milan Kundera, Elfriede Jelinek, Michel Houellebecq, Sarah Kane, Christine Angot, Linda Lê.
[9] Catéchisme catholique, version 2012
[10] Tomber sept fois, se relever huit, p. 133.
[11] Dans sa première lettre, Pierre évoque le fait que le Christ, rendu à la vie par l’Esprit après sa mort dans la chair, est « allé prêcher aux esprits en prison, aux rebelles d’autrefois » (1P 3,19). Dans son évangile, juste après la mort du Christ, Matthieu décrit le tremblement de terre, et les tombeaux qui s’ouvrent, desquels surgissent les corps “de nombreux saints qui ressuscitèrent ; sortis des tombeaux, après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à un grand nombre de gens” (Mt 27, 50).
[12] Évangiles apocryphes, réunis et présentés par France Quéré, Editions du Seuil 1983
[13] Voir par exemple : Marie Cardinal, Les mots pour le dire, Grasset
[14] Du Grec LEGO, « je parle »
[15] Prologue de l’évangile de Jean.
[16] Tomber sept fois, se relever, huit, p 172.
[17] Tomber sept fois, se relever, huit, p 231
[18] Les mouches, 1943, III, 2, p 102
[19] En particulier dans les chapitres 14 à 16.
Article très intéressant, merci.
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