Sommes-nous actifs après la mort ?

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Il y a quelques décennies encore, la mort était un sujet tabou dans les sociétés occidentales. Dans les années 70, le médecin Raymond Moody a commencé à publier des témoignages de mort clinique  (EMI [1] en français, NDE [2] en anglais). Parallèlement, un mouvement à propos de l’accompagnement des mourants et des soins palliatifs a vu le jour, inauguré par des personnalités telles qu’Élisabeth Kubler Ross aux USA et Marie de Hennezel en France. On a recommencé à parler plus de la mort, à la ré-apprivoiser peu à peu.

Avec ces nouveaux apports, comment la conception de la vie après la mort a-t-elle évolué ? La culture chrétienne avait véhiculé les images chrétiennes du paradis, du purgatoire et de l’enfer. L’enfer était terrifiant car suivant la gravité des péchés, il pouvait être « éternel ». Dans le milieu catholique de mon enfance, on ne parlait pas volontiers de la mort : « Cela sert à rien de s’en préoccuper, il faut surtout vivre à fond sa vie d’aujourd’hui, sans chercher à savoir ce qui se passe après la mort« . Vouloir chercher à comprendre ces choses est même plutôt répréhensible, car cela dénote un manque de foi. On m’avait parlé de l’enfer et du paradis, mais au cours de ma jeunesse, de plus en plus de personnes, y compris des prêtres, laissaient entendre que ce ces « images » sont dépassées, et je me ralliais volontiers à cette opinion : Dieu étant infiniment bon, il pardonne toutes nos fautes. Les récits des EMI qui commençaient à circuler confirmaient plutôt cette orientation. Car nombre de ces témoignages évoquent la rencontre d’un « être de lumière », que certains reconnaissent comme étant le Christ, infiniment aimant, qui ne juge pas. Il se forgeait ainsi en moi une vision simple et assez abstraite du monde d’après la mort : une sorte de vaste paradis, un « monde de lumière », où chacun, quelle qu’ait été sa vie sur terre, vit dans la félicité. Ce paradis était plutôt vide : les anges et autres êtres spirituels n’y étaient pas très présents, car selon ce l’on m’avait enseigné, ils étaient plutôt des « symboles ». Quand ils apparaissent dans la Bible, on parlait de « messagers »- traduction littérale du mot grec « anges », mais ils n’existent pas vraiment. Les récits de EMI complétaient cette vision paradisiaque un peu abstraite, en parlant des parents défunts qui viennent accueillir le nouveau venu, et de l’expérience d’une sorte d’omniscience immédiate, absolue de tout ce que contient l’univers. Dans ce paradis que fait-on ? Difficile à dire…

Que m’a apporté l’éclairage de Rudolf Steiner ? L’idée de vies successives[3] sur terre a été tout d’abord un grand soulagement pour mon sens de la justice. Car, si on revient à la perspective traditionnelle du paradis, du purgatoire et de l’enfer, celle-ci est totalement injuste pour quelqu’un dont la conscience sociale est quelque peu éveillée. Qu’en est-il, par exemple, d’une personne qui aurait grandi dans un milieu défavorisé, gravement délinquant, si elle devient criminelle ? À partir de cette unique vie sur terre, où elle a totalement manqué de chance, elle serait condamnée à l’enfer éternel ? Alors que ceux qui grandissent dans les milieux privilégiés, amenés tout naturellement à une vie plus morale, iraient au paradis, en passant certes par le purgatoire – ce qui n’est vraiment pas si grave ? D’autre part, dans la perspective où, de toutes façons, au moins pour celui qui se repent, toutes les fautes sont pardonnées au moment de la mort, où est la responsabilité individuelle ? Quel est l’enjeu de nos choix et de nos actes ? Il m’était bien difficile de trouver une cohérence dans cette perspective chrétienne traditionnelle.

Concevoir que l’homme est auteur de son propre destin, et qu’il est amené à évoluer avec l’ensemble de l’humanité, de vie en vie, d’époque en époque, vers un but infiniment élevé, m’est apparu comme complètement cohérent. Dans la vision anthroposophique, chacun est responsable de ses actes et en porte les conséquences. Lorsque le défunt revoit sa vie après la mort – vécu qui correspond à peu près au purgatoire, appelé par Steiner « kamaloka » – , les moindres fautes sont un appel, par la brûlure du remord, à s’améliorer, à évoluer. La rédemption du Christ est à l’oeuvre pour porter les conséquences trop lourdes des erreurs, celles que l’individu ne peut, par lui-même, racheter. Les fautes les plus lourdes ont pour conséquence la solitude, la brûlure du remord, à un degré terrible parfois. Car chacun revoit, dans le temps du kamalola, chaque acte de sa vie passée, à partir du point de vue de l’autre. On ressent alors les joies, mais aussi les souffrances que l’on a infligées aux autres. Dans le cas d’une personne qui aurait beaucoup fait souffrir d’autres, le remord est une brulure (psychique) qui peut certainement être comparés au «le feu de l’enfer ».  Cependant, du point de vue de l’anthroposophie, cet enfer n’est pas éternel, mais momentané,  comme possibilité de progresser et de s’améliorer par la suite. Ceci est non seulement cohérent, mais en plus, on peut trouver déjà de tels vécus sur terre : remords, solitude, etc.

Ensuite, selon les descriptions de Rudolf Steiner, les défunts seraient extrêmement actifs. D’une part, ils contribuent, par une sorte de création artistique en interaction avec d’autres êtres, à forger leur propre destin et même à former leur prochain corps. En même temps, ils collaborent à l‘évolution de l’humanité et de l’univers. Leur activité y est encore plus intense que sur terre. Il n‘est plus question d’une éternité interminable, mais d’une évolution qui se poursuit après la mort, par laquelle les êtres humains deviennent de plus en plus conscients et libres. Les hommes sont appelés à devenir des collaborateurs des êtres spirituels –  ou « dieux »-  qui  les précèdent dans l’évolution.

Rudolf Steiner expose aussi certaines idées surprenantes ou même choquantes pour une personne qui vivait avec la vision catholique caractérisée plus haut. Par exemple : d’après lui, le fait de s’intéresser à la vie après la mort, de chercher à la comprendre, serait une aide pour la vie après la mort. Donc, la foi ne suffirait pas ? Pour lui, la connaissance spirituelle jouerait aussi un rôle déterminant, elle deviendrait comme une lumière qui éclaire de chemin après la mort. Et si les connaissances que nous assimilons n’étaient pas exactes ? Là, Rudolf Steiner est réconfortant : les erreurs, les approximations finissent toujours, dans la quête de la vérité, par être corrigées. Ce qui importe avant tout, c’est la volonté mise en oeuvre pour comprendre et penser la réalité spirituelle ; c’est elle qui devient une lumière après la mort.

Ce qu’il dit à propos de la rencontre du Christ peut aussi bousculer un chrétien traditionnel. Selon lui, on ne pourrait trouver de lien avec le Christ après la mort, que dans la mesure où il aurait été établi sur terre. C’est surprenant… Spontanément, on aimerait plutôt croire que si une personne n’avait pas trouvé le lien avec le Christ sur la terre, après la mort, elle se retrouverait instantanément en sa présence. Cette affirmation de Rudolf Steiner s’inscrit dans la vision de vie successives : chacun, lors d’un vie ou d’une autre, aura la possibilité de rencontrer le Christ. Mais on reste libre de vouloir ce lien, ou de le rejeter. D’autre part, cette vision met en évidence l’aspect sacré, irremplaçable, de la vie sur terre. C’est seulement dans l’incarnation que certaines expériences sont possibles, en particulier la rencontre du Christ. Car la vie sur terre fait entrer dans le domaine de la mort, qui permet de développer la conscience individuelle. Tout ce qui est vécu sur terre, en particulier les passages par toutes les morts quotidiennes : échecs, séparation, souffrance, mais aussi toutes les joies,  permettent de progresser vers une plus grande conscience et vers la liberté.

Une autre affirmation est surprenante. R. Steiner décrit comment les défunts qui n’ont aucun proche (encore sur terre) qui soit ouvert à la dimension spirituelle se retrouvent dans une « solitude glaciale ». D’une part, ceci va à l’encontre de l’idée selon laquelle on ne souffrirait pas dans le monde d’après la mort.  À ce propos, d’après lui, si nous éprouvons après la mort un soulagement, par le fait de ne plus être entravés par un corps physique, les vécus psychiques sont d’une grande intensité, depuis l’angoisse la plus obscure et le sentiment d’être désorienté, jusqu’à la joie la plus haute. Non seulement, on peut souffrir dans la vie après la mort, mais on peut se sentir seul. Nous avons encore besoin, apparemment, pendant un certain temps au moins, de garder un lien avec les proches restés sur terre. Mais si pour ceux-ci, il n’existe plus rien après la mort, ils n’essaient  pas de cultiver avec leurs défunts ce lien intérieur, subtil – par la pensée et le sentiment. Dans ce cas, le défunt se sentirait comme abandonné.

Toujours et à nouveau, Rudolf Steiner revient sur la nécessité de cultiver des liens avec les défunts. Ce serait même une des tâches essentielles de notre époque. Les défunts vivent certes de « l’autre côté », mais en réalité, ils sont encore plus proches que lorsque que nous vivions ensemble sur terre. Ils perçoivent désormais la vie de la terre à travers les sentiments et les pensées de leurs proches. De notre côté, nous pouvons créer avec eux une nouvelle relation encore plus intime, nous pouvons leur parler, leur demander leur aide. Pour les défunts, une relation avec des proches encore incarnés leur permet de poursuivre la réalisation de leurs idéaux. Car, à partir de leur nouvelle perspective, vivant dans le monde spirituel, ils peuvent insuffler à leurs proches des idées nouvelles, des intuitions pour agir dans la vie à tous les niveaux.

Cependant, la relation avec les défunts n’est pas toujours sans problème, car ils ne sont pas devenus « parfaits  » aussitôt le seuil franchi. Leurs côtés négatifs peuvent envahir leurs proches, d’une manière qui peut rester inaperçue, inconsciente : par des sentiments de malaise, d’angoisse ou même des maladies. Il s’agit d’établir la juste relation avec eux, sans se laisser envahir, dans un certain esprit.

Ceci amène à une dernière déclaration de Rudolf Steiner a priori surprenante : « Le fait que des obsèques soient célébrées de manière juste ou non a beaucoup plus d’importance pour la vie entre les êtres humains qu’une décision au niveau du conseil de la Mairie, ou du Parlement, aussi singulier que cela puisse paraître »[5]. Comment comprendre cela ? Un rituel religieux est quelque chose de très concret et il devrait être le reflet, sur terre, d’une réalité spirituelle. Dans les obsèques célébrées par la Communauté des chrétiens par exemple, par les paroles prononcées autour du cercueil, on réalise que le cercle des personnes qui accompagnent le défunt est le miroir du cercle des êtres spirituels qui l’accueillent de l’autre côté. Le lien entre les êtres est le centre de ce rituel, et ce lien est établi dans la lumière du Christ, de manière à ce qu’il se développe positivement, tant pour le défunt que pour les proches. Ce rituel est célébré environ trois jours après la mort. Le moment de la mort lui-même est décrit par Rudolf Steiner comme le plus intense, c’est un éveil tel qu’on ne peut se l’imaginer avec la conscience habituelle. Après environ trois jours environ vient un moment où le défunt vit comme un éblouissement, un aveuglement, du fait qu’il pénètre dans une dimension beaucoup plus vaste. Un enjeu important de ce moment, comme d’autres par la suite, est que le défunt puisse rester conscient. C’est alors, lors du troisième jour environ, que sont célébrées les obsèques qui aident notamment le défunt à rester éveillé. La relation entre un défunt et ses proches peut devenir dans cette perspective une aide réciproque. D’une part, les proches accompagnent les défunts dans leur nouvelle existence en leur envoyant des pensées d’amour qui les réchauffent et les éclairent. D’autre part, à partir de leur nouvelle perspective, les défunts inspirent leurs proches pour leur vie et leurs tâches sur terre. Il est ainsi possible de développer une collaboration positive, un « travail social » au sens le plus large, par delà la mort. C’est en ce sens que l’on peut comprendre ces paroles étranges de Rudolf Steiner à propos des obsèques, car le rituel inaugure un certain lien, une « collaboration » dans un certain sens, entre le défunt et ses proches.

Dans la perspective anthroposophique, d’une part, la vie sur terre devient très précieuse, irremplaçable, en tant que possibilité de développer l’individualité et la liberté. D’autre part, la vie après la mort n’est pas une réalité inaccessible, inimaginable. Un pont peut être créé entre ces deux réalités, très concrètement, par le lien personnel entre défunts et personnes vivant sur terre, pour avancer tous ensemble vers les idéaux humains, de vie en vie, d’époque en époque.

À partir d’un article paru en 2011 dans « Perspectives chrétiennes », revu en janvier 2017

[1] Expériences de mort imminente

[2] abéviation de l’anglais : Near death experience.

[3] Rudolf Steiner parle dune moyenne de 1000 ans entre chaque incarnation (avec des exceptions), alternativement en tant qu’homme et femme. Il n’est pas question de s’incarner en un autre règne, animal par exemple. L’individualité, unique et éternelle, qui se développe de vie en vie , prépare son propre corps – avec d’autres êtres spirituels plus élevés, les anges, archanges, etc-, avant de s’incarner une nouvelle fois.

 

[5] En allemand : GA 181, 5.2.1918

 

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