« De sa plénitude, en effet, nous tous avons reçu, et grâce sur grâce. Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont advenues par Jésus Christ » (Jean 1, 15).
Une faculté nouvelle a été déposée par le Christ dans l’humanité, nommée par Jean « la grâce et la vérité » (l’amour). Cette faculté vient transcender, accomplir la loi de Moïse.
Une justice qui punit
L’organisation de la société actuelle repose sur une manière de penser qui, d’un certain point de vue, s’écarte assez peu de la loi de Moïse, non seulement pour les questions relevant du Droit proprement dit, mais également dans les relations sociales. Pourtant, cette manière de penser amène le plus souvent des effets contraires à ce qui est recherché.
Dans la Loi de Moïse, chaque faute – péché sur le plan religieux, délit ou crime sur le plan juridique – est répertoriée, de même que sa réparation. Quand un délit a été commis, on recherche le coupable. Sa culpabilité est établie par un jugement, puis il est condamné. Le coupable doit payer ou réparer sa faute : par un rituel de purification, une peine, parfois par la mort. Ainsi, la justice est rétablie.
Rétablir la justice correspond à une nécessité. Sur le plan social, comme moyen de dissuasion par rapport au crime et à la délinquance, et aussi du point de vue anthropologique ou psychologique, tant pour la victime que pour le coupable. Car en chacun vit, plus ou moins consciemment, un idéal de justice et de vérité. Quand cet idéal n’est pas respecté, ce sens inné se manifeste, suivant les cas, par la révolte ou la mauvaise conscience. Le sens de la justice s’exprime tout d’abord par le besoin de rétablir la vérité sur les faits, de comprendre ce qui s’est passé et les mobiles qui sont à l’origine des actes des uns et les autres. Ensuite, il s’agira de guérir la blessure, le mal commis, ou au moins de le compenser. Ce besoin de rétablir la justice est vrai aussi sur le plan personnel : celui qui réalise qu’il a commis une erreur a des remords et il recherche comment réparer le mal. Une fois l’erreur corrigée, la dette payée, l’offense pardonnée, vient un soulagement ; l’état d’harmonie est restauré.
Dans le but de rétablir la justice, la Loi juge et condamne. Mais dans les faits, rétablit-elle vraiment la justice, c’est-à-dire plus de vérité, d’égalité – plus d’humanité ? Premièrement, quand elle juge, cette loi établit une distinction tranchée entre la victime et le coupable. Dans des situations graves, c’est une nécessité sans doute, ne fût-ce que pour établir la vérité sur les faits. Mais en regardant les situations d’un point de vue plus large, peut-on toujours établir une frontière tellement nette entre coupable et victime ? Par exemple, de nombreuses études prouvent qu’il existe une corrélation entre le risque de devenir délinquant et des conditions sociales défavorables. Si on recherche vraiment à rétablir la justice, il faut aussi regarder la responsabilité que porte l’ensemble de la société pour qu’une personne en soit arrivée à ce point. Or, « la société », c’est chacune des personnes qui la composent, sans exception.
Après avoir été jugé, le coupable est condamné à une certaine peine. Parfois, avant même que sa culpabilité ne soit prouvée, il est humilié et mis au ban de la société. Catalogué comme délinquant ou criminel, il perd son statut d’être humain digne de respect. Il peut être l’objet de traitements les plus inhumains, qui par ailleurs déshumanisent aussi ceux qui les infligent, comme le montre de manière interpellante l’expérience de Stanford. Tout cela pousse généralement le condamné à la révolte ou à l’autodestruction. Parfois, dira-t-on, le condamné a besoin d’un temps de retrait de son milieu social pour faire un retour sur lui-même, ou même pour être protégé d’un milieu qui l’opprime ou le corrompt. Mais ce temps peut-il être vraiment positif si le délinquant est en même temps humilié, privé des droits les plus élémentaires d’accès à la santé, de mouvement, de lumière, de lien avec la nature ? Dans certains cas, l’enfermement est une nécessité réelle, par mesure de protection et il faut sans doute pouvoir agir par la force pour pallier à des situations d’urgence. Mais où est la limite de « l’urgence » ? Dans la plupart des cas, l’emprisonnement ne serait pas indispensable, et il est avéré qu’il contribue bien plus à augmenter la spirale de la délinquance et de la violence, qu’à la réduire.
D’autres questions se posent encore : dans quels cas la condamnation du coupable compense-t-elle vraiment le mal commis à la victime – pour un délit de nature autre que matérielle ou financière ? Et quand une personne sort de prison, même repentie, quelles sont ses chances de pouvoir retrouver une place dans la société, de redevenir une personne digne de respect ? Enfin, sur le fond, le motif de ceux qui veulent que « justice soit faite » est-il vraiment positif ? Ne s’agit-il pas, bien plus souvent, d’assouvir une soif de vengeance ? Certains citoyens peuvent être scandalisés lorsque les prisons semblent « trop confortables », car en fait, il règne cette idée que les condamnés doivent surtout être punis, châtiés. Pris par cette soif de vengeance, on se soucie bien peu du fait que les coupables se transforment positivement. Des études sociologiques montrent que dans les sociétés occidentales, depuis le début du 20ème siècle, la criminalité et la délinquance diminuent. Mais cela est-il dû au système juridique, en ce qu’il a de répressif, ou bien au travail de prévention par plus d’éducation, de travail social, d’hygiène, etc ?
Toutes ces questions sont posées depuis longtemps par des personnes travaillant dans le domaine social et juridique. Une loi répressive – qui juge et condamne – peut rétablir la vérité sur certaines situations et compenser les effets de certains délits ; elle peut sans doute contenir des excès dans des situations d’urgence. Mais au total, elle est loin d’atteindre le but déclaré de « rétablir la justice », au sens véritable. Elle induit malheureusement surtout plus de délinquance, d’injustice sociale, de violence et de désespoir.
L’impasse du couple « coupable-victime »
Dans une situation de conflit, il est plus facile encore de vérifier que la logique qui recherche le coupable mène à une impasse. Car un conflit naît toujours des deux parties. Or, le réflexe le plus spontané qui est justement de chercher le/la coupable accentue d’autant plus le conflit. En général, c’est forcément l’autre qui l’est. Chacun tente de le prouver en se retranchant derrière des arguments pour prouver que lui-même n’est que victime. Ceci peut aller jusqu’à déclarer l’autre « malade » ou même à chercher à prouver qu’il est le représentant du mal absolu. Ces deux solutions confortent ceux qui les défendent dans leur bonne conscience. Or celle-ci ne peut être qu’une illusion. Car, justement dans un conflit, chacune des parties est à la fois victime et coupable. Ce sont toujours les réactions de chacune des parties qui créent un conflit – ou le désamorcent.
Si chacun se durcit dans la position de victime et d’accusation vis-à-vis de l’autre, le conflit se durcit en aboutissant à la séparation et l’exclusion mutuelle, et, aucune des parties n’évoluera vers plus de justice. Celui qui en ressort avec le sentiment de culpabilité, qui a peut-être été stigmatisé comme tel par l’entourage, risque de s’isoler, de désespérer ou de se révolter. Tout comme le condamné qui purge une peine de prison, mais de manière plus subtile, en vertu de l’effet Pygmalion (ou Golem), il risque de reproduire par la suite des attitudes qui mènent effectivement au conflit, ce qui confortera les autres dans leur rôle de victimes, en stigmatisant toujours plus « le coupable ». Celui qui a réussi à persister dans sa bonne conscience semble bien s’en sortir, mais à plus long terme, cela l’empêche aussi d’évoluer positivement. Car il risque de se mentir à lui-même en occultant les comportements – pensées, sentiments ou actes – par lesquels il a lui-même contribué à accentuer le conflit. En fin de compte, tout autant que celui qui est placé dans le rôle du coupable, il risque de s’écarter de la vérité et de la justice.
La recherche du coupable peut aussi être retournée vers soi-même. Certaines personnes sont portées, quelle que soit la situation, à se culpabiliser. Car en chacun vit de manière plus ou moins consciente, en lien avec l’idéal évoqué plus haut, la conscience d’avoir fauté par rapport à un monde parfait. Ce sentiment diffus correspond au « Péché originel », évoqué tout au début de la Bible, lorsqu’Eve et Adam prennent du fruit défendu et sont rejetés sur la terre. Aujourd’hui d’ailleurs, on peut à juste titre se sentir culpabilisé de participer à un système social et économique mondial injuste et mortifère, et de ne rien faire pour le transformer. Mais en s’engageant dans la spirale de la culpabilité, le risque est de s’enfoncer dans les remords et de perdre toute force pour agir positivement. Car si la honte est nécessaire pour se remettre en question, elle paralyse lorsqu’elle prend le dessus. Un sentiment de culpabilité excessif devient une sorte de condamnation à mort que l’on s’inflige à soi-même.
Recherche du coupable, séparation nette entre les « bons » et les « mauvais », jugements unilatéraux et définitifs, condamnation : voilà les conséquences d’un paradigme qui domine encore trop souvent la société et qui mène à l’impasse, en fin de compte, à la mort. Il ne permet en tout cas pas plus de justice et de vérité, plus d’humanité. En même temps, il existe, partout dans le monde, dans toutes les cultures et religions, des personnes et des groupes qui cherchent d’autres voies, notamment dans les situations de délinquance et de conflit. La « justice restaurative », pour ne citer qu’un exemple, permet la rencontre de personnes ayant commis un crime avec des victimes. Une profonde transformation des deux parties en résulte. Ainsi, dans de nombreux domaines tels que l’éducation, la vie sociale, le monde du travail, on peut voir émerger un autre principe, un nouveau paradigme. Dans ces nouvelles réponses, on peut parfois déceler cette faculté apportée par le Christ, cela, même si les personnes ne s’en réclament pas ouvertement.
Une loi encore plus exigeante
La nouvelle loi de « la grâce et la vérité » n’annule pas la loi ancienne. Elle représente un pas suivant, encore plus exigeant : «N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abroger, mais accomplir» (Mt 5, 17). Car il s’agit de vivre la justice non seulement en actes, mais aussi en vérité, jusque dans ses pensées et ses sentiments. « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas l’adultère. Moi je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son coeur, commis l’adultère avec elle. » (Mt 5, 33). Le Christ indique des directions qui semblent a priori impossibles, contraires au sentiment le plus spontané : «Vous avez appris qu’il a été dit : Oeil pour œil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. À qui veut te mener devant le juge pour te prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau »(Mt 5, 38)(…) « Vous avez appris qu’il a été dit ; Tu aimeras ton prochain et haïra ton ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 44 ). Et enfin, il indique l’idéal : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait »(Mt 5, 48). Cet idéal, il l’exprime en d’autres mots dans l’Évangile de Jean : «Je vous donne un but nouveau : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés »(Jn 14).
Quand une femme surprise en flagrant délit d’adultère est amenée devant lui (Jean 8), le Christ déjoue le piège tendu par les scribes et les Pharisiens. Ceux-ci commencent par lui poser cette question : « Maître, cette femme a été prise en flagrant délit d’adultère. Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider de telles femmes. Et toi, qu’en dis-tu ? ». Assis, il se baisse vers la terre, tout d’abord sans répondre. Ce n’est pas qu’il ne voie pas la faute de la femme, au contraire, du doigt, il l’inscrit dans la terre. La femme aura à répondre de son acte, tôt ou tard, fût-ce dans une vie suivante. Cela relève de sa responsabilité. Mais le Christ ne la condamne pas, il pose sur elle un regard de respect. Car au-delà du moment présent – ce moment où elle a effectivement été surprise en faute – , il voit aussi ce qu’elle est en profondeur ; ce qu’elle peut devenir, ce qu’elle peut développer comme facultés complètement individuelles. Dans un tel regard, la femme peut retrouver le respect d’elle-même. Le Christ lui permet de ne pas se laisser ensevelir par la honte, comme elle l’aurait été par les pierres qui devaient être lancées sur elle pour la lapider. Il l’encourage aussi à se remettre en mouvement : « Va, et désormais, ne pèche plus ! ». Cette femme a de nouveau un avenir. En même temps, le Christ réduit en poussière la bonne conscience de ceux qui l’avaient amenée à lui. Car là aussi, il voit plus loin que la façade, dans ce cas, celle de la bonne conscience. Sans les accuser, par une simple question, il place ces hommes bien-pensants face à eux-mêmes : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! ». Devant lui, il n’y a plus d’un côté une « coupable » et de l’autre, des « purs » ; seulement des individus appelés à faire leur propre introspection et à saisir ensuite leurs responsabilités respectives.
Ainsi s’ouvrent des horizons complètement nouveaux. Dans une situation de conflit ou de délit, au lieu de chercher avant tout le coupable et/ou la victime, chacun est surtout amené à regarder sa propre responsabilité. Car lorsqu’on se considère comme un membre de l’humanité, on peut se sentir a priori co-responsable, quelle que soit la situation. L’essence du conflit, de la séparation et du crime se trouve notamment dans le fait de regarder une situation de l’extérieur et de s’exclure de la co-responsabilité. Cette problématique est posée dès le début de la Bible, dans la question que Yahwé pose à Caïn, juste après qu’il ait assassiné son frère : « Où est ton frère Abel ?«. Caïn répond : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Le Christ apporte une réponse sans équivoque à cette question, – Oui, tu en es le gardien ! – : « Tout ce que vous aurez fait à chacun des plus petits, c’est moi que vous l’aurez fait ». Dans sa perspective, quelle que soit la situation, chacun est co-responsable.
Le principe qu’il apporte est aussi extrêmement exigeant, du fait qu’il ne prescrit pas, comme la Loi de Moïse, une réponse bien claire à chaque situation, à chaque délit. Il n’existe plus aucune « recette » à appliquer de manière générale, mais une réponse nouvelle et adaptée à chaque situation.
Le Christ fait passer d’une loi qui recherche le coupable, à l’éveil de la responsabilité individuelle. En toute situation, après avoir établi la vérité sur les faits, il s’agit de se questionner soi-même, en incluant dans ce questionnement toutes les parties en présence. Comment en sommes-nous arrivés là ? En quoi ais-je contribué à cette situation ? Que puis-je en apprendre sur moi-même ? Que puis-je faire pour améliorer la situation présente ? Enfin, que puis-je faire, avec d’autres, pour empêcher qu’une telle situation ne se reproduise à l’avenir ? Le geste d’accusation s’éteint et une vision positive s’amorce, où chacun est respecté. Car quoi qu’il ait fait, l’autre est comme moi un individu en évolution, en lutte avec lui-même, qui cherche à réaliser l’idéal d’humanité qu’il porte au plus profond de lui-même.
Un idéal qui peut commencer aujourd’hui
Le Christ a apporté la loi de « la grâce et la vérité », comme une possibilité, un but à atteindre. Cet idéal est des plus exigeants, il ne peut être pleinement atteint que par une longue évolution, qui passe par la connaissance de soi, condition pour une transformation personnelle et sociale. Dès aujourd’hui pourtant, là où une seule personne fait un pas dans cette direction, elle contribue à l’évolution positive de toute l’humanité.