L’amalgame entre nazisme et anthroposophie

J’ai commencé à m’intéresser à l’anthroposophie dans les années 1990. De fil en aiguille, par des rencontres et des séminaires en Belgique et en France puis en Allemagne, mon mari et moi-même avons multiplié les contacts avec différentes initiatives anthroposophiques, tout en lisant des ouvrages de Steiner. En visitant pour la première fois une école R. Steiner à Leuven (Belgique), nous avons eu le coup de foudre pour cette pédagogie. Cela faisait longtemps que nous nous intéressions aux pédagogies alternatives, et celle-ci correspondait à ce que nous cherchions, avec la surprise de découvrir en plus, dans tout ce qui est apporté à l’enfant, une esthétique qui nous comblait. Nous allions chercher du lait frais, du beurre, des légumes et du pain complet au levain dans une ferme biodynamique proche de chez nous et nous avons participé à quelques séminaires d’introduction à l’anthroposophie durant des week-ends ou en soirée. 

Mais il planait en moi un soupçon latent. J’ai grandi dans une famille qui, comme beaucoup en Belgique, avait été durement touchée par les deux guerres contre l’Allemagne. Le frère jumeau de mon père, son père, le frère de ma mère ; tous étaient morts des suites des deux guerres, sans parler du vécu de mes parents eux-mêmes. De ce fait dans l’ambiance de mon enfance, les Allemands étaient par excellence les « ennemis », « les boches » caricaturés dans tellement de films français ou américains. Qui n’est pas habité par ces images insoutenables des camps d’extermination nazis ?  À part pour ceux qui ont voyagé en Allemagne et qui y ont des contacts personnels, pour beaucoup de Français et de Belges, l’Allemagne et la culture germanique restent associés à ces pages horribles, encore relativement récentes, de l’histoire du 20ème siècle.

En découvrant l’anthroposophie, je portais donc un malaise, car elle venait de l’Allemagne et de la culture germanique. Rudolf Steiner, comme Adolf Hitler a œuvré principalement en Allemagne et en pays germaniques. Rien que les sonorités des noms et prénoms de ces deux hommes éveillent inconsciemment une association : A-dolf – Ru-dolf ; Stein-er, Hitl-er. Tous deux étaient autrichiens et de la même époque. Le nazisme a puisé ses fondements idéologiques chez certains philosophes allemands et dans certaines images de la mythologie germanique. Rudolf Steiner, issu de cette culture, a travaillé aussi avec les pensées incontournables de ces philosophies et il a évoqué cette mythologies. Les philosophes et scientifiques français savent faire la part des choses, notamment distinguer les philosophes allemands qui ont alimenté le nazisme, de ceux qui ne cultivaient aucunement ces idées ou qui s’y sont clairement opposés de leur vivant.  Cependant, pour un grand nombre de personnes, dans les couches profondes et relativement inconscientes du sentiment, les penseurs germaniques et la mythologie germanique sont mêlés dans une ambiance générale, associée au nazisme. Quand ces personnes entendent parler d’anthroposophie pour la première fois, un amalgame simpliste peut donc facilement s’imposer : anthroposophie – germanisme ; germanisme – nazisme ; donc anthroposophie – nazisme.

Malgré mes études de sociologie qui comprenaient quelques cours de philosophie et de psychologie, et ma volonté de ne cultiver aucun préjugé, je portais donc moi aussi le soupçon que l’anthroposophie puisse être en lien avec le nazisme. Un jour, je posai la question à l’un des membres flamands du comité de la Société anthroposophique en Belgique. Sachant que les premiers anthroposophes en Belgique avaient surtout été flamands, je lui demandai s’il y avait, au début du mouvement, des liens entre les anthroposophes et le nazisme et/ou l’extrême-droite. « Absolument pas, me dit-il, au contraire : les premiers anthroposophes appartenaient surtout à des familles bourgeoises, dans lesquelles ils étaient vus comme des artistes un peu bohèmes. La plus connue était l’écrivain Marie Gevers. »

Malgré cette réponse, je portais encore cette suspicion latente lors de notre premier contact à Stuttgart. C’était deux ou trois ans après avoir découvert l’anthroposophie, lorsque nous nous posions la question, mon mari et moi, d’entreprendre des formations à Stuttgart. L’amie d’une connaissance avait accepté de nous aider pour traduire un entretien avec le directeur d’un institut de formation. 

Marianne Rutz, alors retraitée, avait enseigné le français, l’italien et l’anglais dans la première école R. Steiner de Stuttgart. Elle habitait à deux pas de cette école, dans l’ancienne maison d’Émil Molt, le directeur de l’usine Waldorf-Astoria par lequel cette première école Wadorf-Steiner avait vu le jour. Marianne Rutz nous reçut chaleureusement pour un repas du soir, un « Abendbrot ». Autour d’un œuf à la coque et de Bretzeln, elle nous raconta notamment à quel point la guerre avait été éprouvante pour eux. Son père, l’un des premiers professeurs de la toute nouvelle école Waldorf, avait risqué sa vie en aidant des enfants juifs à se cacher et à fuir. Le souvenir du moment où les nazis étaient venus ordonner la fermeture de l’école Steiner restait gravé dans sa mémoire. Marianne Rutz avait alors 16 ans. C’était en début d’année scolaire et elle jouait du violon dans l’orchestre de l’école, quand des soldats firent irruption dans la salle de fête. Ils ordonnèrent la fermeture immédiate de l’école. Marianne Rutz nous raconta qu’un grand nombre d’anthroposophes et d’initiatives anthroposophiques allemands souffrirent du national-socialisme et s’y opposèrent de toutes les manières possibles, comme d’ailleurs bien d’autres personnes en Allemagne. 

Cette fois, j’étais complètement et définitivement rassurée. Ce que Marianne Rutz me disait allait dans le même sens que mes perceptions personnelles, tant sur le plan des idées que des réalisations concrètes : dans son essence, l’anthroposophie est totalement à l’opposé du national-socialisme.  Certains détracteurs de l’anthroposophie, surtout en France, tentent de renforcer l’impression de collusion, en s’appuyant insidieusement sur les sentiments primaires que j’avais moi-même au début. Ces associations entre anthroposophie et nazisme relèvent soit de l’ignorance, du manque d’information, soit d’une pure mauvaise intention. Car dans l’esprit, ces deux courants de pensée (si on peut appeler le nazisme un courant de pensée) sont à l’opposé l’un de l’autre. Rudolf Steiner voyait s’approcher « la peste brune », il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter qu’elle ne se déclenche. Ces détracteurs malintentionnés vont repêcher quelques faits isolés, par exemple le fait que Rudolf Hesse, un nazi de haut rang, se soit intéressé à la biodynamie et le fait que quelques rares anthroposophes aient penché vers cette idéologie. Comme l’évoque l’article à ce propos de Uwe Werner très bien documenté[1], il y a forcément eu certains liens entre des nazis et l’anthroposophie. Qui, quelle entreprise dans l’Allemagne des années 1930, est sorti indemne d’un lien avec des nazis ? Prendre le fait qu’un proche de Hitler ait pu s’intéresser à la biodynamie comme une « preuve des collusions » est totalement absurde…  Hitler était végétarien et il peignait volontiers des aquarelles. Faut-il pour autant en conclure que l’aquarelle et le végétarisme soient « nazis » et qu’il faille les proscrire ?

On juge l’arbre à ses fruits. Quels sont les fruits du nazisme ? Une idéologie nationaliste, impérialiste qui s’est imposée par la brutalité en niant l’individu, en répandant volontairement le racisme, la guerre et finalement l’horreur d’une mécanique très bien rodée du mal, qui a conduit des millions de personnes à une mort atroce.

Quels sont les fruits de l’anthroposophie ? Des initiatives décentralisées, portés par des individus, partout dans le monde : le développement, dès les années 1920, d’une l’agriculture écologique, de banques éthiques, d’une pédagogie qui stimule l’individualité de chaque enfant en respectant ses rythmes, d’une médecine qui élargit la médecine académique en stimulant l’immunité individuelle grâce à des soins holistiques, etc. 

C’est vrai, le nazisme et l’anthroposophie proviennent tous deux de la culture germanique. Mais dans leur essence, ils sont à l’opposé l’un de l’autre. Peut-être peut-on même voir dans le nazisme le « double », « l’ombre » au sens de Jung, de l’anthroposophie. Car le nazisme conduit à la mort et à la négation de toute humanité, alors que l’anthroposophie développe des impulsions porteuses de vie, de liberté individuelle et d’humanité. 


[1]Transparence de l’anthroposophie

8 commentaires sur « L’amalgame entre nazisme et anthroposophie »

  1. Merci Françoise Bihin pour cet essai supplémentaire (et réussi à mon avis) de faire entendre une autre parole.
    Oui, j’avais même entendu dire que certaines écoles de Stuttgart ou des environs après avoir été fermées par les Nazis avaient été peintes en noir…
    Et ne pas oublier que les allemands eux aussi ont souffert du nazisme… le mouvement de la rose (blanche je crois !) r, témoigne…
    On pourrait regarder aussi tous les apports de Rudolf Steiner contre le nationalisme. …

    J’aime

  2. Bonjour et merci Françoise pour ce texte-témoignage.
    Oui, la résistance au nazisme fut importante en Allemagne, mais terriblement réprimée (un livre m’a été donné l’atteste; il s’intitule: « La conscience se révolte. Portraits de résistants allemands 1933-1945 »; ce sont des centaines de magnifiques figures de courage et parmi eux ceux de divers mouvements comme La Rose Blanche et des Anthroposophes mais très discrets quant à leur appartenance).
    A bientôt pour la suite!

    J’aime

  3. Bien sûr ce que nous vivons aujourd’hui en période covid n’est pas le nazisme… mais cela s’en rapproche par certains côtés: toute puissance « fachisante » de la science officielle dans son excès purement matérialiste et technologique (et arrière.plans politico-financiers) et non prise en compte d’autres façons de penser et d’agir, des besoins particuliers et de la responsabilité de chaque être humain pour sa santé et celle de la planète. J’invite chacun à ne pas se laisser envahir par les « nouvelles préfabriquées » larguées à grande échelle sous le signe de la peur au lieu d’un calme discernement.
    Merci à Françoise Bihin pour sa parole revigorante. Michel Lepoivre

    J’aime

      1. Bonjour, j’ai vu votre autre commentaire : bien sûr que l’article (et tous les autres) peut être partagé sur Facebook, une fois que je publie sur le blog, cela va de soi pour moi. Cordialement, Françoise

        J’aime

Laisser un commentaire